vies brèves

Vies brèves

                Il s’agit d’un autre type d’écriture biographique fragmentée mais dont le déroulement est quelque peu différent puisque cette fois aucune trame n’est fournie, chacun des participants devant imaginer un personnage (ou s’appuyer sur une personne réelle à condition toutefois que l’écriture ne s’en trouve pas entravée), voire le faire naître au fur et à mesure de l’écriture. Pour ce faire, onze indications sont données toutes les dix minutes environ, lesquelles déclencheront l’écriture d’autant de fragments d’une douzaine de lignes qui couvriront la vie d’une personne ou d’un personnage du berceau à la tombe. A titre d’exemples, le premier fragment évoque la naissance, l’enfance, le milieu ; le second un souvenir d’enfance marquant ; le troisième un trait de sa personnalité, ce qu’il aime ou déteste, voire une manie ; etc. L’anecdotique peut s’avérer aussi parlant qu’un événement dit d’importance : une vie est faite de tout, y compris de « petits riens ». Il va sans dire par ailleurs que la brièveté impose des choix et que l’écriture se doit d’être concise. Un extrait de Vidas de Christian Garçin est lu en appui de la proposition.





 Wohin ?

7 octobre 1921 : au hasard des frontières redessinées, Ursula nait en Allemagne de parents polonais. 1922 et 1923 se passent dans le Nord de la France puis, en 1924, ses parents  retournent au pays. Ils prennent une ferme dans la campagne polonaise, au milieu de nulle part. Les hivers y sont interminables mais les printemps continentaux ont une magie salvatrice.


Elle a six ans. La neige a tout recouvert et le froid est impitoyable. Ursula vient de retirer ses sabots quand elle entend d'effroyables cris provenant de l'étable. Elle s'y précipite et  découvre son père couvert de sang. Leur vache git sur le foin, en lutte contre des démons qui lui arrachent des sons déchirants. Ursula voudrait se boucher les oreilles mais reste fascinée par cette horreur à laquelle elle ne donne aucun sens. C'est en voyant le couteau dans la main de son père qu'elle réalise que ces bouts de chairs ensanglantés proviennent de l'animal. Il lui expliquera plus tard qu'il tentait en vain de sauver leur précieuse vache d'une mise-bas mal engagée.


Son  père est retourné en Lorraine avec l'espoir de gagner assez d'argent pour acheter un grand domaine. La mère et ses quatre enfants tiennent la ferme mais la séparation s'éternise et tous finissent par le rejoindre. Là-bas, on n'a plus un toit et à manger quoi qu'il arrive et l'on doit tout acheter. C'est aussi l'école en allemand. Il ne fait pas bon avoir l'air étranger. Ursula le comprend et devient très vite bilingue. Cette langue, synonyme de perte de leur patrie, sauvera un jour la vie d'Ursula et de sa jeune sœur. Après s'être enfuies d'un camp de prisonniers, elles seront contrôlées dans un train et jureront avec toutes les larmes de leur corps qu'elles sont deux allemandes sans papiers à cause d'un bombardement. On les croira.


On dit qu'Ursula Micka est grosse. Pourtant, on ne lui connait aucun fiancé. Elle n'a pas été gâtée par la nature : elle est trop grande, bâtie comme un homme, le nez large et les chevilles massives. Mais il en faut pour tous les goûts. On dit qu'elle a fauté. Même sa sœur ne marche plus à côté d'elle sur le trottoir et se tient à distance de la honte. On est en 1941. On dit : "Pauvre famille !".


Une photo existe d'elle avec son fils en petit format noir et blanc. On y voit une femme droite comme un i qui donne la main à un petit garçon en costume et cravate. Celui-ci prend la pose mais son regard semble ailleurs. Si sa mère semble l'aimer, en tout cas, le photographe n'a pas saisi leur lien. Ce garçon sera élevé plus tard par un commissaire français qui aurait pu être son grand-père et en avait toute la douceur,  mais il restera un gars étrange aux velléités de fuite, cet enfant d'une fille-mère polonaise violée par un officier allemand dont on ne parlera jamais.


 Elle surveillait son fils du coin de l'œil, lui sur la plage, elle sur les rochers. Il n'y avait aucune raison qu'il arrivât quoi que ce soit. Tout était calme à l'époque dans ce petit village de pêcheurs qu'était encore Saint -Tropez, là où son frère, tout frais marié avec une veuve du coin, l'avait fait venir, lui trouvant une petite maison et un emploi dans le restaurant que possédait sa femme. Elle venait souvent ici avec un livre, et son fils y retrouvait quelques copains d'école. L'air était doux, la mer paisible et le temps pouvait s'écouler ainsi, années après années. Mais c'est ce jour d'avril ordinaire que choisit le commissaire Louis Richaud, vieux garçon de près de soixante ans, pour oser aborder cette jeune femme toujours seule.

Ursula travaille comme secrétaire médicale. Dans la salle d'attente sont accrochés de somptueux agrandissements : les endroits que le Docteur a visités. Même si elle a passé son enfance dans trois pays différents, Ursula souffre du sentiment de n'avoir rien vu. Elle se promet que dans deux ans, enfin à la retraite, elle concentrera toute son énergie à réparer cette lacune. Elle ne fera peut-être qu'un beau voyage par an, et économisera le reste du temps. Elle se dit qu'il est enfin temps pour elle de voir le monde. Son premier pas vers ailleurs sera l'Inde. Elle reviendra de ce pays en partie guérie de ses malheurs passés.


 Elle aime l'ordre. Donner un  vêtement, un bijou, aérer ses tiroirs, remettre au centre du napperon un bougeoir récalcitrant... Dans son petit appartement, presque aucun souvenir. Tout au plus une centaine de photos, dont une ou deux de ses parents. La poussière constitue un ennemi ambivalent, un remède à sa solitude car le manque de choses à ranger la laisse face à un vide qui l'angoisse. Cependant, se dit-elle, cela aurait pu être tellement pire, et elle contemple son havre de paix étincelant.


J'ai appris un jour qu'elle s'appelait Ursula. Pour moi, c'était "Tatie Lulu", "Tatie Lulu et Tonton Louis". Ce dernier était si prévenant avec sa femme qu'on pouvait imaginer un mal insidieux à soigner. Mais cela, je ne me le formulais pas. Je voyais ma tante pleine de respect pour son vieux mari très digne, ersatz peut-être de ce père disparu à jamais, déporté par les Russes en 1945…


Malgré son grand âge et sa conscience de l'imminence de sa mort, Ursula doit composer avec le temps qui l'épargne. En attendant, elle a tout arrangé : une affichette dans son appartement prévoit à qui donner chaque chose. Elle porte un pendentif émetteur sur lequel il lui suffira d'appuyer quand elle sentira son corps défaillir. Ursula se dit qu'elle a bien vécu, finalement. Au moins vingt pays visités, des semaines entières à glaner des souvenirs, des odeurs, des couleurs. Autant de remèdes à la haine qui ne l'a jamais intéressée. Elle n'a pas de réponses à tout. Elle se dit : c'est drôle, la vie, finalement, j'ai passé plus de quinze ans avec un Allemand, ça devait être mon destin ! Quand il a senti la fin proche, Jupp est reparti mourir en Allemagne, auprès de ses enfants, mais avant…tant d'années de vraie vie, de soleil, de bateau sur la mer azuréenne ! Quelle chance au final ! Ursula se sent vieille mais sans nostalgie, ce n'est pas sa jeunesse qui a ravi son cœur.


Encore cinq jours, et elle atteindra les cent ans, comme sa grand-mère, Babcia. C'est sûr, son fils fera l'effort de se déplacer et ils lui feront souffler cent petites bougies parce que c'est bien plus drôle que de se contenter de quelques grandes pour les dizaines comme on fait souvent avant d'en arriver là. Tout le monde sera content. Une belle fin. Même pas finie, d'ailleurs.

Elle sent alors une douleur vive et s'écroule. On voit la mer au loin et on entend les cigales.
Amy T.


Racines

Jeanne vint au monde, au moment où les cloches de l'église sonnaient la Libération. Sa mère était seule dans sa petite chambre de bonne au sixième étage d'un grand immeuble parisien.

A sept ans, elle avait eu la poliomyélite. Mal soignée, il lui en était resté une légère claudication.

Jeanne aime les arbres. Les vieux arbres. Ceux au tronc si large que les mains ne se rejoignent pas quand on les étreint. Écorce douce ou écorce rugueuse, elle s'en moque, elle les caresse, les entoure de ses bras, les embrasse.

On dit qu'elle n'a pas de papa.

En 1995 Jeanne eut une invitation officielle pour assister au 50ème anniversaire du débarquement. Elle était l'interprète d'un groupe venu spécialement d'Allemagne. Une photo souvenir fut prise. Jeanne était au milieu de la foule, au centre se trouvaient François Mitterrand et Helmut Kohl. Évidemment, ce n'est pas cette photo-là qui est devenue célèbre.

Autour d'elle, personne ne comprenait sa passion pour l'allemand. Tous trouvaient que cette langue était dure, méchante. "Quoique tu dises en allemand, on a l'impression que tu es en colère" lui répétait on. Sa mère, elle, ne disait rien. Sa mère ne disait jamais rien. Mais elle n'en démordait pas. Elle apprendrait l'allemand. Elle en ferait même son métier.

Sa mère venait de mourir. C'était en novembre 1985. Elle devait ranger, trier, donner, jeter, garder la vaisselle, le linge, les habits, les photos. Elle préférait faire ça tout de suite sans attendre. Avait-elle présumé de ses forces ? Au bout du troisième jour, elle s'endormit sur un fauteuil au milieu des cartons. Quand elle rouvrit les yeux, elle essaya de se rappeler le visage de l'homme qu'elle avait vu en rêve. Où l'avait-elle déjà vu ? Dans les photos de sa mère peut-être.

Lorsque la réponse arriva dans une enveloppe officielle oblitérée en Allemagne, elle ne l'ouvrit pas tout de suite. Elle s'assit, se versa un verre de whisky, et la décacheta. Inutile de lire le courrier joint, elle comprit en voyant l'acte de décès.

Quand je m'étais installé dans l'immeuble, sur les conseils de mes parents, j'avais frappé à toutes les portes de l'étage pour me présenter. Sa porte était restée fermée. Sans que je ne lui demande rien, sa voisine de droite m'informa qu'elle était vieille fille, qu'on ne voyait jamais personne chez elle, qu'elle s'absentait régulièrement, qu'une fois même, elle était partie pendant plus de 6 mois. Mais elle est très gentille, ajouta-t-elle.

Dans les derniers temps, les séquelles de la poliomyélite se firent de plus en plus handicapantes. Quand descendre ou monter les escaliers devint un supplice, elle chercha une petite maison avec un jardin et des arbres, des vieux arbres. Son voisin, un petit jeune, l'avait aidée. Il venait souvent lui rendre visite. Elle lui avait laissé un jeu de clés. Au cas où...

Il l'avait trouvée un après-midi dans son fauteuil, le sourire aux lèvres.
Bernadette B.

Joli Cœur

Né au milieu des chevaux, il n’y avait pas de place pour les plaintes. Le travail était dur et sa mère, se retrouvant seule, n’avait que très peu de temps à consacrer à Marcel. Les Lajambe, éleveurs et maréchal ferrant couraient ces gigantesques aux bestiaux et les fermes de l’Yonne mais la guerre avait appelé le père au front. Le petit,  bien souvent au beau milieu des jambes des poulains, n’avait aucune crainte et ces derniers, pourtant un peu fougueux, semblaient faire attention à lui, comme s’il était des leurs. Un compagnon de jeu un peu petit.

Les femmes, assises tranquillement au coin de l’âtre, reprisaient les culottes bleues, au fond et aux genoux usés de leurs hommes. Il y avait Renée, sa mère et aînée de ses deux tantes, Angèle et Rosemarie. La discussion tournait autour de Gisèle, la fille des Coliquets, bien délurée pour son âge. Certains disaient qu’elle n’avait pas froid aux yeux et que plus d’une femme au village avaient ou auraient bientôt des cornes. Les rires allaient bon train et Marcel s’amusait à espionner et  écouter  ses histoires de grands un peu coquines qu’il n’était pas censé entendre. Soudain sa tante Angèle se tut, cherchant son air, comme si elle venait de voir un fantôme. Son mari, annoncée mort par les gendarmes deux mois plus tôt, était planté au milieu de la cour, comme soulagé d’être arrivé jusque là. Angèle est aidée par ses deux sœurs pour aller jusqu’au perron.

Marcel était beau. Le soleil tannait sa peau et ses yeux rieurs suggéraient beaucoup de choses au sexe opposé. Gisèle, qui était de 12 ans son aîné, et une experte en la matière, avait fait découvrir le plaisir de la chair très tôt au jeune homme et ces escapades érotiques lui avaient laissé une fascination pour les Femmes. Le métier très physique de maréchal ferrant entretenait son corps et les cavalières parisiennes, qui prenaient leurs quartiers le week-end dans la campagne bourguignonne, l’appelaient bien plus souvent que les fers de leurs montures n’en avaient besoin.

On dit qu’il était la tête pensante de cette formidable évasion. Les gens du village, en tout cas, étaient fiers de le croire. Quarante sept prisonniers de guerre libérés de la prison d’Auxerre. Tous résistants  et avec l’aide de l’Abbé Deschamps.

Bijou, le percheron blanc, attelé à la moissonneuse-batteuse trône au centre de la photo. Il est puissant et tranquille. Autour, tous sont très fiers de pauser, après une journée de labour, sous un soleil de plomb. La famille, les amis et même les petits parisiens hissés sur le foin de la charrette tirée par l’âne Charlot, tous sourient. L’école ne reprendra qu’en octobre à Paris. Au milieu de la scène, toujours aussi séduisant, une chemise blanche ouverte sur le torse et une casquette posée sur l’arrière de la tête, trône Marcel. Une jeunette, à gauche de la prise, le dévore des yeux.

   Leurs odeurs, leur chaleur, leurs regards, leurs frémissements nasaux, …. Tout lui parlait. Il les comprenait, se réfugiait dans leurs écuries, s’apaisait en passant ses doigts dans leurs crinières, s’évadait au son de leur galop sans fin, se sentait heureux à chaque départ de la horde. Cet animal majestueux le rendait vivant.

Il n’en parlait jamais parce qu’un départ n’était pas envisageable. Comment abandonner sa mère, usée par la vie et qui n’avait plus que lui. Mais ce pays et surtout cette race, le fascinait. Le Portugal et ses  Lusitaniens. Ces chevaux racés, puissants, nobles, aux robes brillantes, aux allures dansantes, au caractère doux et volontaire.  Partir et  être à la tête d’un de ses élevages …. C’était juste un rêve….

Cela faisait quatre jours que Madeleine les cachait, le jour, dans ce grenier où la chaleur de ce mois de juillet  était étouffante. Les nuits douces leur offraient leur fraîcheur, dans le bois de Chailleuse. Les actions à mener y étaient décidées avec les copains et les armes cachées. Tout était calme dans la maison lorsqu’un camion de soldats stoppa devant la cour et les voix allemandes alertèrent Madeleine occupée à la cuisine. Quelqu’un avait-il parlé ? Les armes cachées dans le puits du père Gaudy avaient elles été découvertes ? La peur au ventre, Marcel et son ami Lucien, retenaient leur souffle. Ils n’étaient pas les seuls à risquer gros s’ils étaient découverts au village. En toquant à la porte, les soldats mirent vite fin à l’angoisse et à l’attente. Ils ne cherchaient en fait que des œufs et du cidre. Madeleine s’empressa de leur donner ce qu’elle avait.

Le petit garçon aimait ces parties de pêche dans le Tholon. Une première catégorie qui était encore riche en poisson, lui disait son grand-père Marcel. Même si ce n’était plus comme avant. Durant des après-midi entières, ils descendaient le cours d’eau et bien souvent, la mouche du petit, plutôt que de sécher après quelques coups de fouet, se retrouvait perchée en haut d’une branche de d’arbre, Guillaume savait que Papou le sortirait de là, en râlant un peu mais pas bien longtemps. Ils étaient bien tous les deux.

Les maisons du village sont bien tristes. Vides ou peuplées d’inconnus. Les rues ne vivent plus. La Ruche et Le Café du coin sont fermés. Marcel ne connaît plus grand monde et seul le boucher chevalin passe le mardi, avec son camion. Il ne l’apprécie pas beaucoup, c’est sûr !

Joli Cœur … c’était son surnom dans la bouche des femmes de la région. Jusqu’au bout il n’aura pas appartenu à une seule d’entre elles. Il les aimait toutes bien trop pour cela. Ce joli Cœur s’est arrêté une nuit, en plein rêve, au milieu d’une horde de Lusitaniens, sous un soleil doux. 
Corinne M.

 
Une vie pastorale

 Ses parents, déjà âgés, accueillent la venue de leur premier né avec bonheur. Ils le prénomment André. Le dimanche suivant, le père présente son fils à l'assemblée réunie au Temple protestant de Brusque : "Voici André, fils d'Aristide et d'Augusta." Et il ajoute, péchant pour la première fois par orgueil : "André, du nom du premier disciple appelé par Jésus-Christ ; et il sauvera l'humanité". C'est à la veille de la Grande Guerre.

Son père entre dans le salon. André s'est recroquevillé sous le piano quart-de-queue. Il le tire doucement de sa cachette et lui annonce que sa mère est morte. L'enfant ne dit rien et va dans sa chambre finir avec application sa version latine. Le lendemain, terrassé par la fièvre, il n'assiste pas à l'enterrement de sa mère. Il a onze ans.

Il accompagne ses plaidoiries avec force gestes : ses mains ponctuent, virevoltent avec grâce, et dessinent une étrange chorégraphie sensuelle qui contraste avec ses traits austères et son corps raide. Jeune homme, il avait pris des cours de diction pour corriger son accent chantant ; mais ses mains trahissent son Aveyron natal.

On dit qu'il a perdu la foi au soir de la contre-manifestation en soutien au Général de Gaulle, le 30 mai 1968.

En quatrième de couverture de son opuscule "De l'usage de la musique baroque en apiculture", son éditeur a mis une photo de lui pour accompagner la courte notice biographique. Il est adossé à la porte d'une cabane. Il porte un large pantalon rapiécé, retenu par un ceinturon, et une chemise dont les manches sont roulées jusqu'au haut des bras. Il paraît exsangue dans ses vêtements de paysan. Un sourire moqueur barre son visage ridé. Ses yeux pétillent.

A la tombée de la nuit, il rentre, se déshabille entièrement sous le porche sombre, secoue ses vêtements de travail d'où tombe toujours quelque abeille s'étant faufilée dans un pli de tissu, accroche pantalon et chemise au clou du vestibule. Puis il s'installe au vieux piano quart-de-queue désaccordé et travaille un morceau de Bach, qu'il dédie con allegrezza à ses abeilles, et con affetto à sa mère.

La ville est déserte. Les Allées Paul Riquet s'allongent au fur et à mesure qu'il court. Il sait qu'il n'arrivera pas à rejoindre le cortège qui suit le cercueil, mais il court quand même.Il se réveille en nage.

A cinquante-huit ans, il quitte le Palais de Justice, sa femme, ses enfants, et part s'installer à La Couvertoirade, sur le Causse du Larzac, où ses parents avaient une bergerie.

Quand il revient à Paris, vaincu par l'incompréhension, voire l'hostilité de La Couvertoirade, qui ne voyait en lui qu'un doux dingue, ou pire, un  hippie excentrique et malsain, et qu'il reprend place parmi nous, il m'apparaît comme un père déchu, ayant renoncé à ses rêves. J'avais pleuré son départ ; je méprise son retour.

Il passe ses journées enfermé dans sa chambre, à écouter de la musique, casque sur les oreilles. Il vient s'asseoir à la table de la salle-à-manger, pose la Bible familiale à gauche de son assiette, la feuillette, cherchant un verset à lire, mais, invariablement, referme le vieux livre sans avoir trouvé ce qu'il cherche. Cherche-t-il encore quelque chose ? Il mange à peine, débarrasse la table  avec sa femme et ses filles - ne fait-il pas partie de cette communauté ?- puis retourne dans sa chambre.Il sort peu, accompagne quelquefois son épouse à l'Oratoire du Louvre quand il sait qu'il y entendra un oratorio ou une messe de Bach.

A l'hôpital Tenon, au dernier jour, il croit voir sa mère entrer dans sa chambre : c'est sa fille cadette. Son visage s'adoucit. Il retient son souffle.
Françoise R.


Vol ô vent 

Né un jour de tempête en février 1948, Robert, en rira toute sa vie. Germaine sa mère, croit au mauvais œil, Léon son père est aux anges. Peu importe que la récolte de l’année soit détruite, qu’un ventre supplémentaire soit à rassasier. Un enfant de vieux, lui 55 elle 44, un siècle à eux deux, paysans fidèles à leur terre de Pézenas, aujourd’hui récompensés par l’arrivée de l’enfant souhaité, fils unique.

Le jour de ses 8 ans, sur le toit de la ferme, Robert expérimente son premier vol. Les ailes de chauve-souris à ses bras amortissent la chute dans le tas de foin dix mètres plus bas. Il valide son 1er solo, tait l’exploit à son entourage, fera éclater de rire ses petits-enfants quand il leur racontera l’anecdote, leur confiant sous le sceau du secret, avoir passé sous silence la tentative ratée à Mamie Germaine, trop fière du succès du costume d’aviateur de son fils au carnaval.

Coffre-fort plein de trésors, Robert est secret, taiseux. Il intercède toujours pour le plus faible, condamne l’inégalité, bafoue l’autorité imposée. La liberté en étendard, cingle au vent violent qui t’a vue naître, maugrée Germaine. Il fuit la mère trop possessive, s’oppose, plaint Léon. Il aime s’allonger et plonger en profondeur dans le ciel. Le murmure des feuilles lui joue des mélodies familières. Claudine, à son côté sourit quand il raconte.

Robert survole Pézenas en ce 14/07/98, à la tête de l’escadrille. Sur la place du village on dit que Robert n’en est pas. La dernière visite médicale a été formelle. Inapte. Robert n’est pas à la fête dans sa tête. Pour se consoler, il revit les 5300 vols de sa carrière de pilote et anticipe. A la rentrée, il enseignera sur simulateur à des novices, les bleus. Haut dans le ciel, les belles bleues du feu d’artifice, ce soir.

Robert a pris le cliché du planeur survolant la région de Pézenas. Du flou, vert, bleu, ocre, agrandie et encadrée dans le salon de la ferme, c’est le tableau de Germaine. Son moderne. La photo originale glissée dans l’album, où sont oubliés de Robert tous les jalons de son existence, au fil du temps subtilisés par la mère exclusive. Toujours en l’air, toute sa vie, râle-t-elle.

Ses études de pilote d’avion durent quatre ans à Toulouse. Il  a rendez-vous avec ses rêves. Il se passionne pour le vol à voile. Abolition des contraintes temporelles, silence, solitude dans la carlingue le comblent. Lumière à 360°. Il apprivoise le grand vent qui l’a porté le jour de la naissance, trouve l’ascendant pour planer plus loin.

Il fonde sa famille avec Claudine, sa douce, aimante. Ils se connaissent depuis l’enfance, le même vent a mêlé leurs chevelures. Il veut depuis toujours être le père de ses enfants. Sa préférence pour une fille. Romane point sans tarder, attendue. Trois ans passent et Vincent les rejoint.
Et un jour, lui Papi, une image encore floue qui le réjouit. Le départ d’un branche nouvelle.  

Son père, Léon s’éteint en 2001.  Sa mère Germaine apparaît éplorée à la cérémonie. Elle révèle à Robert l’existence de son demi-frère, Bernard, enfant naturel de Léon. Robert ressent pour lui aussitôt un attachement profond, en opposition avec sa haine pour Germaine. Il ne comprend pas, pourquoi, à lui fils unique, lui a été caché Bernard, élevé ailleurs, loin.

Originaire de la région et connaissant de vue la famille, j’ai assisté aux obsèques du père Léon. J’ai observé Robert. Il m’est apparu ouvert, franc regard, à l’écoute, sourire avenant. Affleure une personnalité déterminée, quoique fragile, sensible au vent qui souffle, exposée à la bourrasque qu’il n’a pas anticipée. Robert, un grand gaillard, avec qui j’aurais souhaité me lier d’amitié, l’accompagner dans les moments difficiles. Un gars bien.

Robert est resté longtemps alerte, la retraite arrivée. Les promenades à pied ont remplacé les vols. Son nouveau compagnon, le chien Mermoz, le devance. Robert aimait toujours s’allonger sous le même arbre, la tête en l’air. Il y voyait des routes aériennes, sa vie, sa famille, nombreuse comme désiré. Bernard, le demi-frère et ami, né pour lui à la mort de leur père, a pris place sur la branche de son arbre généalogique.

Emporté par le même vent de sa naissance ont été ses dernières volontés. Il fut incinéré et  envolé le 7/02/2015 depuis la plus haute colline des alentours de Pézenas. Les petits enfants ont été tenus à l’écart, les derniers jours, lui qui les avait tellement fait rire, auraient cru à une bonne blague. Robert n’a pas souffert, les vents mauvais l’ont épargné. 
Guy V.

D'Est en Ouest en vol d'oiseau

Victor Kubler naquit le 30 janvier 1933, jour de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dans un village d’Alsace, Orschwiller, près du château du Haut-Koenisbourg. Ses parents, fermiers catholiques, étaient descendants d’immigrés juifs.
Le 24 juin 1940, pour la sortie de fin d’année scolaire, Victor, avec sa classe, visite le château du Haut-Koenisbourg. Il est attiré par un énorme poële en faïence de Delft et, profitant d’une inattention de son instituteur, se cache dans le foyer. Ce n‘est qu’après deux heures de recherche qu’il est retrouvé et amené devant ses parents.
Il s’attend à de sévères remontrances mais à sa grande stupeur, ceux-ci le prennent dans leurs bras et en pleurant le serrent très fort contre eux.
Ils viennent d’apprendre qu’Hitler a annexé l’Alsace et ils s’attendent à un avenir sombre.
Ce jour marquera à jamais sa mémoire.

Trois pièces identiques… Victor, plusieurs fois par jour, les met sur le dos de sa main, les lance en l’air et, à toute vitesse, les attrape l’une après l’autre avant qu’elles ne touchent terre.

A l’école, Victor a senti, peu à peu, des changements dans le comportement de ses camarades de classe. Cela a commencé par des chuchotements sur son passage, des regards qui se détournent, jusqu’au jour où son meilleur ami lui chuchote, à la sortie de l’école : "on dit que tu es juif". 

Il a toujours sur lui, dans son porte-cartes, une photo en noir et blanc, montrant le sommet arrondi d’une montagne complètement déboisée, parsemée de bâtiments partiellement détruits, donnant un sentiment de désolation accentué par des plaques de neige grisâtres.
Au dos de cette photo, cette inscription de sa main : "Struthof - 15 décembre 1966- vingt-trois ans déjà".

Après son départ précipité de l’Alsace en 1943, suite à l’arrestation des parents, il fut accueilli dans une famille bretonne, lointains cousins de sa mère.
Ils résidaient à Carantec, dans les Côtes d’Armor.
Dès son arrivée, il fut pris de passion pour les oiseaux de toutes sortes qui peuplaient les îles environnantes.
Cette passion resta bien ancrée en lui, si bien qu’il poursuivit avec succès des études ornithologiques.

Tout au long de son adolescence et jusqu’à son mariage, en novembre 1966, mis à part ses études et plus tard son travail, il n’aspira qu’à une seule chose : aller se recueillir sur le lieu où son père et sa mère avaient péri en décembre 1943, dans le camp du Struthof. Ce désir fut exaucé le 15 décembre 1963, date anniversaire de leur disparition.
Il était accompagné de sa nouvelle épouse.

Victor eut une adolescence solitaire et taciturne (son passé le poursuivait sans cesse).
Ses observations fréquentes des oiseaux ne facilitaient pas le contact avec ses semblables.
Aussi quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’un jour d’été, sur l’île Callot, il rencontra une jeune fille qui, visiblement avait la même passion que lui.
Gaëlle Legouezigou devint sa femme quelques mois plus tard.

Le personnage de Victor sort tout droit de quelques lieux de vacances, de nombreuses lectures sur la Seconde Guerre Mondiale et surtout de méthodes d’accouchement, plus ou moins douloureuses, inculquées par notre "maître d’écriture". Victor est né, a marché, et avec tous les matériaux mis à ma disposition, je l’ai suivi. 

 
Jusqu’à un âge avancé, il exerça son métier d’ornithologue aux quatre coins du globe.
Le 18 mai 1999, le lendemain d’une pluie violente il partit dans les Gorges du Verdon, observer la nidification des choucas dans les falaises abruptes.
Un fort mistral se leva dès l’aube et sous une rafale plus violente que les autres, il perdit l’équilibre sur une plaque rocheuse glissante et plongea sur quatre-vingts mètres dans le Verdon bouillonnant. 
Jean-Louis R.


Au village au siècle dernier

Victorine,  est née le 11 novembre 1914, dans la chambre, au-dessus de la boutique.
C'est sa grand-mère qui l'a déclarée à l'état-civil.

Toute ses journées, Victorine les passait derrière les comptoirs en bois de l’Épicerie Millet, juste à côté de l’Église, en face de la mairie. Elle installait ses poupées de chiffon et de ficelle sur un châle de laine que sa grand-mère avait, durant des décennies, porté sur les épaules. Elle se cachait derrière les cageots de légumes que les paysans du village déposaient sur les marches. Dans la réserve, on rangeait toutes les conserves sur les étagères. Les bouteilles consignées s'alignaient dans les casiers en bois. Elle voyait toute la journée sa mère Marie et sa grand-mère, Augustine, servir les clients, peser les légumes, après un rapide calcul des achats, encaisser les emplettes, un petit échange de nouvelles, entendues ici et là, dans les rues du village, qui se transmettaient de bouche à oreille.

Coquette, dés son plus jeune âge, elle nattait ses longs cheveux bruns, qu’elle nouait avec des rubans assortis à ses robes.

Elle aimait par-dessus tout les travaux d'aiguilles. Sa grand-mère l'avait initiée au tricot, épais, chaud, difforme.
Elle voulait apprendre à faire des patrons, couper des tissus soyeux, coudre des tenues élégantes.
Elle fut confiée par sa mère, en apprentissage, à un tailleur de Corbeil, qui en fit en deux années une parfaite "petite main".

Son père aurait dû rentrer quelques jours, ou quelques semaines, ou quelques mois après l'anniversaire de ses quatre ans. On dit que s'il n'est pas rentré, c'est probablement parce qu'il a été blessé,  et soigné dans un hôpital militaire sur le front. On dit aussi, qu'il est peut-être mort, mais sa mère, elle, ne veut pas qu'on le dise.
Parce qu'on ne sait pas... Demain ou la semaine prochaine, il va peut-être arriver avec l'omnibus "Paris Bastille".

11 JUIN 1922 – La photo en noir et blanc est datée. Au premier plan, un monument aux ,  inauguré par le maire du village, Monsieur Caramija. Quatre têtes d'obus soutiennent une grille en fer forgé, quelques fleurs poussent au pied de la stèle. « A ses enfants morts pour la France »....suit une liste... HEBERT VICTOR....son père n'est pas rentré. Elle n'a que ce souvenir de lui, ses poupées qu'à huit ans elle chérit chaque jour. Fabriquées sur le front, avec de la récupération et beaucoup d'amour, il les lui avait données, lors de sa permission de 1915.

L'image de son père l'a toujours poursuivie. Elle le rêvait grand, en tenue militaire, la prenant dans ses bras, l'embrassant, la joue douce.
Mais aussi plus tard, les cheveux blanchissant, les rides profondes marquant son visage, le corps penché, l'écoutant, la conseillant, la grondant, la cajolant.
Lui ... qu'elle n'avait pas connu.

L'homme de sa vie... il arriva au village dans les années 30.
C'était le nouvel instituteur, il s'appelait Pierre. Elle le rencontra dans l'un des cafés du village, un dimanche après-midi.
Il remarqua son élégance, sa distinction. Elle tomba sons son charme dès leur première rencontre.

Victorine, mariée à Pierre, je ne l'ai pas connue. Elle avait quitté le village quand je suis venue y vivre. Sa mère tenait toujours l'épicerie et l'évoquait avec fierté, en relisant, encore et encore, l'épitaphe du monument aux morts, au travers de la vitrine de sa boutique.
Ils me manquent tant …


En 1999, un faire-part sur la porte de la boulangerie annonçait le deuil « VICTORINE PETIT née HEBERT le 11 novembre 1914.... dans sa 85e année... sera inhumée le 15 septembre au cimetière du village, après la cérémonie religieuse ». Elle reposera dans le caveau de la famille MILLET.
J'appris, par les anciens du village, qu'après on mariage, elle avait consacrée tout son temps à s'occuper de ses trois enfants et ses connaissances en couture lui permirent de réaliser les costumes d'une association de danse médiévale. Elle s'était endormie comme chaque soir en repensant aux hommes de sa vie : son père, son mari et son fils qui avaient accompagné sa vie.
Josette M.  


La peine de mort

Ornella Carminati était née à Paris en 1970, ses parents arrivés d'Italie en 1960 étaient propriétaires d'une modeste épicerie italienne rue Mouffetard.

Ornella parlait italien à la maison et français à l'école, son accent lui valait les moqueries de ses camarades mais lorsqu'elle chantait, sa voix pure profonde et envoûtante réclamait le silence. Pierre aimait l'écouter. A la récréation, il lui donna un petit mot "je t'aime je veux t'épouser". Ornella pensa que sa voix était un trésor et qu’elle épouserait Pierre.

Elle adorait les pâtes cuisinées par sa mère, les pâtes aux courgettes, les pâtes aux aubergines, elle aimait l'odeur de la sauge infusant dans le beurre. A 18 ans, gourmande elle était devenue  plantureuse .

On dit qu'à la suite d'un régime sévère, Ornella perdit sa voix et sa gaieté. De plus en plus taciturne, elle consulta un psychiatre. Il la fit interner, elle ne pesait plus que 30 kilos.

Pour les fêtes de Noël ses parents avaient invité Pierre, elle était venue en permission, Pierre l'avait prise en photo mais déjà elle avait repris du poids. Elle était radieuse et souriait à Pierre.Ses parents étaient heureux mais elle ignorait encore qu'elle serait chanteuse.

Elle s'inscrivit au Conservatoire de Paris et suivit avec assiduité les cours de chant, elle débuta dans le rôle de Gilda de Rigoletto et commença une tournée en Italie.

Elle avait su s'emparer des cœurs des spectateurs mais le sien était vide, elle rêvait de retrouver Pierre, ses parents lui annoncèrent qu’il s était marié et avait un enfant, elle en fut bouleversée.

Un soir, épuisée par son rôle dramatique, elle trouva une lettre de Pierre dans sa loge, il voulait la revoir et lui donnait rendez-vous, elle délaissa sa carrière de chanteuse et vécut avec Pierre, elle semblait avoir oublié qu'il était marié. Quand il lui annonça qu'il la quittait pour rejoindre sa femme et son fils, désespérée, elle lui donna plusieurs coups de couteau et le tua.

J'ai rencontré Ornella à la prison de Fleury-Mérogis. A l'atelier de peinture elle me raconta son histoire, elle était très culpabilisée par l'idée d'avoir enlevé un père à son fils. Son chagrin me toucha ; j'en parlais à mon ami musicien qui lui aussi intervenait à la prison dans un atelier chant. Elle participa à sa chorale et reprit goût à la vie, elle participa à un spectacle devant les détenus et l'administration pénitentiaire et retrouva la joie qu'elle avait éprouvée lors de ses premiers spectacles. Le procès eut lieu, elle fut jugée pour crime passionnel et condamnée à huit ans de prison.

A mi-peine elle fut transférée au centre de semi-liberté de Corbeil-Essonnes puis elle fut libre.

Elle avait repris ses tournées mais je compris en la rencontrant que la tristesse ne la quitterait plus. La peine de prison avait été courte mais sa peine à elle était à perpétuité .

Elle me parlait sans cesse de Pierre, de son fils ; sa culpabilité était immense.

J'appris un jour qu'elle s'était suicidée : elle s'était donné la peine de mort.
Marie-Paule M.

La musique des mots

La chambre est calme, à travers ses yeux mi-clos, Olympe perçoit une lumière bleue tamisée; sa couleur préférée. De temps en temps, des petits pas feutrés comme pour ne pas la déranger s'approchent de son lit. Elle attend  ses enfants et ses petits-enfants. L'infirmière l'a prévenue: " Ils ne vont pas tarder." Sa voix est si douce; elle enveloppe Olympe d'un voile léger dans lequel elle s'y glisse. Olympe a envie de dire combien cette caresse sur sa main la calme,  mais seul un petit sourire se dessine sur son visage ridé. Elle se sent bien, reposée.  L'esprit en éveil, comme toujours, voulant capter ces derniers instants, surtout ne pas perdre de temps. Une vie, sa vie. Un siècle d'histoire.

A sa naissance, quand sa mère , pour la première fois,  lui a ôté ses langes, elle s'est effrayée. Tant de maigreur, "on lui voyait les os à travers sa peau diaphane", lui dira-t-elle bien plus tard. Il est vrai que son expérience se borne, à l'époque, à cinq gros gaillards. Son mari, médecin, l'a vite rassurée en lui faisant remarquer, en soulevant doucement le tulle de son berceau en osier,  combien ce bébé tout en longueur, cinquante-quatre centimètres, a déjà un petit air décidé et frondeur,  les poings serrés dépassant du drap brodé. 

En ce début d'année 1898, les rues de Paris vibrent aux cris de petits Poulbots marchands de journaux vendant avec conviction et contentement,  le Figaro où Zola publie son célèbre J'accuse. C'est dans ce climat politique explosif contrastant avec un froid presque polaire qu'Olympe ouvre les yeux sur un monde en pleine ébullition.

Il lui a fallu sept ans à Olympe pour s'habituer à son prénom; petit-à-petit, elle a appris à l'aimer.  Enfant, elle n'a pas bien compris ce que lui  a dit sa mère à propos de la signification de celui-ci; elle retient seulement le lien mystérieux avec les dieux grecs. Sa mère, si attentive, aimante. 

Des odeurs de fleur d'oranger, une ambiance chaude et enfumée reviennent à Olympe quand elle repense à ses bains hebdomadaires pris dans un baquet en bois. Elle trempe. Sa mère à côté d'elle, assise sur un petit tabouret et ce jeu qui les fait rire toute les deux. Jouer avec les mots, les faire rimer ensemble avec du sens ou non, laisser libre cours à son imagination. Deux, trois mots, chat, boa,  tapioca, ... et pareilles à des bulles de savon, les mots fusent spontanément pour faire naître une histoire. 

C'est la température de l'eau qui chaque fois met fin à ce jeu qu'Olympe a repris à son compte auprès de ses enfants et petits-enfants. Son seul regret: porter un prénom avec un terminaison si  particulière. Quels mots faire rimer avec "Ympe"?... Mais peu importe.

Très vite, est né chez Olympe le désir de conserver par écrit  ces festivals de mots échangés avec sa mère lors de sa toilette.  Un petit carnet aux feuilles quadrillées de bleu, offert pour ses six ans dans un petit coffret avec plume Sergent major, porte-plume en bois retourné et flacon d'encre violette, est devenu son compagnon. Carnet gardé précieusement dans sa poche. Une idée, une parole entendue, une image, et hop! Olympe dégaine le bloc de papier et d'une écriture fine, très graphique,  faite de pleins et de déliés, elle écrit ses pensées.

Aussi, elle rechigne quand son père, le dimanche avec son sacro-saint "c'est bon pour la santé!" pousse la famille à faire une sortie au bois de Vincennes. Les garçons accueillent chaque fois cette proposition avec joie et bonne humeur préparant l'indispensable Jokari, bien décidés à continuer le tournoi de la semaine précédente. Si ses frères sont tout excités à l'idée de prendre le métro sentant le bois verni de neuf, Olympe appréhende les descentes d'escaliers  la conduisant tout droit dans le ventre de Paris. Elle a gardé toute sa vie cette sensation de  vertige, cette appréhension d'enfermement dès lors que la vue du ciel lui est impossible. Lui est désagréable aussi, le bruit des frottements des roues de métal sur les rails qui lui heurte les oreilles et lui fait plisser les yeux. Pourtant, quand elle arrive au bois, elle est heureuse, la nature lui fait du bien, elle joue à parler aux arbres, les touche et écrit dans sa tête de petits contes.  Elle n'imaginait pas alors combien ce lieu deviendrait  source de bien-être; elle ne s'en est d'ailleurs jamais éloignée, on pourrait dire qu'elle en est tombée amoureuse...

Olympe a conservé son tout premier carnet. Elle en acheté tant d'autres après, de toutes formes, avec spirales, reliés, agrafés, collés. Mais ce tout premier garde sa préférence. Tout au long de sa vie, elle s'est souvenu de sa joie en sentant pour la première fois ce porte-plume serré entre ses doigts pour écrire d'une main hésitante et quelques ratures ses premier vers: 
Chat Câlin
N'aime pas le bain
Chat Câlin,
Tout va bien
De mes mains,
Je caresse son poil brun.

Petit à petit ce petit carnet de poésie s'est transformé en journal intime. D'un amusement, son écriture est devenue une passion, un besoin même. Savoir ce petit bloc de papier avec elle la rassure. Ce qu'elle ne pouvait ou n'osait dire, elle le consignait par écrit. Tant de souvenirs glissés entre les pages, des tickets de métro, une entrée au musée, une sortie au théâtre, un brin de muguet et cette photo portant la légende "Juin 1912, notre famille au complet".  Témoignage d'une famille heureuse.

Eugène, le fils ainé mort le premier jour de la guerre de 1914; Léon, le cadet, simple soldat 2e classe, disparu à Filain, sur le Chemin des Dames; Charles, le benjamin revenu avec une bouche béante mais,  dans son carnet militaire, la  croix de guerre avec étoile de bronze...  Une fratrie décimée de moitié. "Quelle connerie la guerre"! Après, rien n'a plus été comme avant. Les deux garçons épargnés, réformés pour cause de santé fragile, se sont sentis responsables, indignes d'être vivants. La mère a gardé le reste de sa vie sa robe noire et les yeux rougis. Le père, pour essayer de réparer l'irréparable,  a tout tenté, en vain,  pour que Charles ose se regarder de nouveau dans un miroir. 

Olympe aussi en a été très affectée. Charles, c'était son préféré. Elle avait 18 ans quand il est revenu. C'est, semble-t-il, à ce moment qu'Olympe a décidé d'être psychologue. Faire sortir les mots pour soulager la souffrance. Les mots encore. Pourtant, elle n'a rien dit quand, arrêtée par la milice française en 1943 pour être interrogée sur la cachette de son mari résistant. De la torture, il lui est resté  une petite séquelle auditive et surtout un désir irrépressible de s'engager dans un mouvement  pacifiste. Jamais elle n'a parlé de cette épreuve. Plusieurs fois, elle a essayé, mais elle ne voulait pas voir de la tristesse, de l'inquiétude,  dans les yeux de ses enfants. Non, elle n'a tout simplement pas su ;  alors elle a écrit comme un testament laissé maintenant en évidence sur la petite table de nuit près de son lit où petit à petit elle sent la vie la quitter. Il sont là. Ses deux enfants et ses quatre petits-enfants. Elle sent l'amour, elle est heureuse d'avoir su transmettre cela. Elle a envie de les remercier d'avoir eu cette attention, pour l'accompagner, de mettre La Pavane de Fauré dirigée par Seiji OZAWA, sa version préférée. Elle aime entendre ce rythme régulier, pincé sur les cordes du violon, comme le tuteur des autres partitions instrumentales. Cette musique gonfle, emplit la chambre. Tour à tour douce, discrète, voluptueuse, allégorique, emplit de mystères, comme ce qui l'attend maintenant.

 Michèle M.


Une vie disloquée

Le plus jeune de sa fratrie, trois sœurs, un frère, Adrien naquit en mars 1962 d’une mère déjà atteinte de troubles mentaux, son père ouvrier agricole dans une ferme nivernaise.

La santé de la maman s’aggrava très vite et il devint impossible aux parents de s’occuper de leurs enfants : manque de forces, manque de temps, manque d’argent, tous les cinq sont confiés à la DDASS qui les place, heureusement, dans trois familles d’un hameau des environs, à quelques dizaines de mètres les uns des autres ; le frère aîné à la ferme, les deux grandes sœurs chez un couple dont le fils et la fille ont quitté la maison, Adrien et sa sœur Brigitte auprès d’une veuve vivant avec sa fille handicapée. Un choc incommensurable pour ce petit bonhomme fragile.

Très aimé par ces deux personnes si différentes et tellement liées en même temps, Adrien s’épanouit. Intelligent, il devint un petit garçon vif et gai. Dans cette campagne profonde, il vécut avec la nature, les volailles élevées en liberté par ses nourrices, les vaches qui venaient boire, lors de leur transfert d’un pré à un autre, dans le « cros » situé au cœur du hameau à deux pas de chez lui.
 Et par-dessus tout, il cultiva l’art de pêcher les grenouilles. Sa rapidité, son habileté étaient confondantes et forçaient l’admiration de ses rivaux moins adroits.

L’été 1976, durant leurs vacances dans une vieille maison de L’Huis Bonnot, un père de famille prit une photo de ses enfants, copains de jeux tous les ans d’Adrien, au bord de la mare où l’adolescent se livrait à son activité favorite. Il s’était fabriqué , comme tous, d’ailleurs, jeunes et moins jeunes, une ligne rudimentaire : une branche de noisetier ou de fusain, une ficelle et au bout un petit morceau de chiffon rouge, cachant un hameçon. Adrien guettait la grenouille et lorsqu’elle sortait la tête de l’eau vaseuse, il tirait sur le filet accrochait sa proie qu’il envoyait, d’un geste brusque, s’écraser loin derrière lui.
Tous, alors, se lançaient à la poursuite de la bestiole, parfois à peine assommée et qui bondissait à travers le pré. Adrien, lui, ne quittait pas son poste.
La photo le montre concentré, indifférent au désordre de cris et de courses folles qu’il vient de provoquer.

Il se rendait à l’école à pied avec les autres gamins, nombreux dans ces années soixante-dix, comme lui des gamins de l’Assistance Publique.
Ses études furent de courte durée : éloignement, milieu peu porteur, Adrien apprit le métier d’électricien. Pour cela, il dut, après le certificat d’études, se rendre à la ville, le chef-lieu de canton, auprès d’un petit patron et suivre régulièrement des cours à la préfecture. Sa chère campagne lui manquait, les déplacements en car lui prenaient du temps, beaucoup trop de temps mais il n’avait pas le choix. Il ne voulut décevoir ni celui qui lui enseignait avec passion son  « art » ni sa mère nourricière qui lui témoigna toujours beaucoup d’affection...

Son rêve eut été de devenir garde-forestier dans ce pays de petite montagne très boisée. Mais les moyens financiers de sa deuxième famille, l’isolement du hameau, la lenteur des transports rendaient ce désir presque irréalisable. Et, de fait, Adrien renonça et passa ses loisirs, ses vacances à parcourir ses chères forêts, à rencontrer les forestiers, à visiter les chantiers, à se documenter…
Il acquit, à la fois, un savoir livresque et une connaissance du terrain.
Il quitta le département à la recherche d’un emploi. Il le trouva en Ile-de-France où vivaient désormais ses aînées.
Il y rencontra     une jeune femme, il eut une première fille puis une seconde. Adrien était heureux.
Il fut hélas rattrapé par la maladie nerveuse de sa mère (biologique), tout comme Brigitte d’ailleurs, restée au pays, les deux derniers nés de la famille Meunier.
On dit que son épouse le quitta et que ses filles lui manquèrent beaucoup.

A la recherche de photos de vacances dans le Morvan, il y a quelques mois, une de ses compagnes de jeux retrouva celle qui immortalisa les exploits d’Adrien, un jour de juillet de leurs douze-quatorze ans.
Parvenue à l’âge adulte, Benoîte avait suivi de loin le devenir de tous ceux qui avaient partagé ces précieux moments pendant tant d’années.Elle connaissait donc les grandes lignes mais ses souvenirs avaient besoin d’être rafraîchis et complétés.

La vie d’Adrien fut brève et ses dernières années assez terribles. Les troubles qui le frappèrent dès l’âge de trente ans devinrent de plus en plus fréquents et invalidants et bientôt lui interdirent toute activité.
Il revenait de temps en temps à L’Huis Bonnot, toujours accompagné bien sûr.
De plus en plus maigre, les membres agités de tremblements, de mouvements désordonnés, il faisait mal à voir. Conscient de sa déchéance, de son apparence qui laissait croire à une déficience mentale alors qu’il ne s’agissait pas de cela, Adrien qui parvenait de moins en moins à s’exprimer, à chacune de ses visites à ses nourrices, hésitait à se montrer aux voisins. Ceux-ci, d’ailleurs, ne savaient pas trop quelle attitude adopter à son égard. Tous étaient mal à l’aise.

Il mourut à l’hôpital de la banlieue parisienne qui l’avait déjà accueilli bien des fois et fut inhumé à quelques kilomètres de son village natal, moins d’une année après sa mère, lui à quarante ans, elle à quatre-vingt-dix.
Roberte R.



                                                                                                

 

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