"Amélie Baron"

Amélie Baron
atelier du 7 novembre 2015

 Après une explication un peu technique, mais illustrée d’exemples, sur deux des manières de faire entendre la voix intérieure d’un personnage (c’est-à-dire par le monologue intérieur ou par le discours indirect libre), un petit papier a été distribué à chacun des participants, sur lequel on pouvait lire :
« Félicitations Amélie. Tous nos souhaits, mademoiselle Baron. Vous avez bien mérité une retraite heureuse. Vous nous donnerez de vos nouvelles, n’est-ce pas ? Bien sûr, on vous invitera aux réjouissances de fin d’année. »
Il s’agit des premières phrases d’une nouvelle d’Annie Saumont intitulée Encore un café, s’il vous plaît.  La situation est en soi claire, assez convenue ; les mots utilisés et surtout le ton le sont peut-être moins. A partir de ces premières phrases, la proposition d’écriture se décline en deux temps, à savoir d’abord faire entendre la voix de deux des protagonistes de la scène (patron, collègues, personnel d’entretien ou autres), qui s’expriment à tour de rôle et à la troisième personne du singulier, c’est-à-dire en utilisant le discours indirect libre, sur ce qu’ils savent et pensent d’Amélie Baron ; puis faire entendre la voix de cette dernière à la première personne, c’est-à-dire en utilisant la technique du monologue intérieur.
L’enjeu est le suivant : faire émerger la figure et la personnalité d’Amélie Baron à travers la voix des deux premières personnes, avec les possibles contradictions et zones d’ombres que cela suppose, puis à travers la voix de l’intéressée elle-même. Il convient donc de ne jamais perdre de vue que c’est le personnage d’Amélie Baron qui nous intéresse.

***

Elle, Amélie Baron
Nicole, dans un coin de la grande salle, crispée :
Elle a de la chance de grimper dans la charrette, Amélie, « la chef ». Il faut dire qu’elle a fayoté durant ces dix dernières années, pas comme sa secrétaire qu’elle a tant exploitée! Que d’heures supplémentaires non récupérées, non payées ! Et tout le temps à guetter l’ascenseur : pour partager un aller avec une huile ! Une vraie intrigante !
Que va-t-elle pouvoir inventer maintenant à la retraite ? Le comble, elle a fait entrer sa fille, dès qu’elle a su qu’elle partait. Le portrait de sa mère, celle-là.
Amélie, elle n’avait jamais faim en même temps que nous autres. Elle se postait, guettant à la sortie de la salle de réunion le Directeur du site, toujours à des heures impossibles, pour se joindre à l’équipe de Management. Et le soir toujours à comploter encore à des heures tardives avec Dieu sait qui !
Elle a été veuve dès sa quarantième année et le travail est devenu son deuxième mari. Quelle fidélité, la bougresse, dans la deuxième partie de sa vie. Ça ne devait pas lui ressembler avant. Elle reviendra nous voir souvent, parti comme c’est. Elle ne va pas couper le cordon du jour au lendemain. Au début le prétexte invoqué sera le parrainage de sa fille. Ah, la belle excuse ! Elle se fera inviter par Germain le consultant Ressources Humaines qu’elle apprécie tout particulièrement, lui…

Aurélie, jeune fille souriante :
Elle a de la chance de partir avec de tels honneurs, et tout l’aréopage pour la saluer. Elle n’avait jamais fait partager cette célébrité professionnelle à la maison. Ils l’appellent Mademoiselle, comme une actrice. Elle a tu cette frivolité. Elle a bien réussi sa carrière. Un exemple. Et même pas promotion canapé. Elle est méritante. Une mère exemplaire. Elle a du en avoir pourtant des tensions avec ses collègues, disons ses rivales. Elle n’en a jamais fait part. Elle semble heureuse à cet instant. Tous les yeux braqués sur elle. Elle qui était si discrète à la maison sur son boulot. Mais que faisait-elle exactement ici ? Veuve elle s’est forgé un esprit de « warrior », mais elle a toujours été douce avec ses enfants. Elle est ravie qu’une nouvelle Mademoiselle Baron la remplace au sein de son entreprise, enfin, poursuive sa trace. Aurélie succède à Amélie. Pendant quarante cinq ans elle y a travaillé. Entrée jeune , elle a bien évolué, de simple dactylo à sous-directrice du personnel, jusqu’à hier, son dernier jour d’activité. Un exemple, quelle classe, toute en retenue, pas une larme perlant derrière ses lunettes.

Amélie, debout, presque hautaine :
Je les observe, tous sont venus. Ils ne voulaient pas rater ce moment. Que d’envieux j’ai du faire durant toutes ces années! Aujourd’hui ils sont heureux de me voir partir. Je n’en ai connu aucun qui m’arrivait à la cheville, qui voulait réussir autant que moi. La mort de Robert a bouleversé ma vie. Et là je me suis dit, il faut y aller ma belle, il faut gravir les échelons si tu veux y arriver seule.
Je devine dans les yeux de Nicole de la compassion, elle ?!! ma secrétaire placée dans un coin de la pièce, adossée à la porte pour contrôler les mouvements de tous, toujours à espionner, celle-là. Son regard inquisiteur m’a perturbé au début et après je m’y suis faite. Je n’aurai pas progressé aussi vite toute seule, il a fallu que je noue des alliances. Norbert mon bras droit m’a été d’un grand secours, et un amant prévenant au demeurant. Aujourd’hui je pourrai tout dévoiler, là à toute cette communauté où tous se détestent. Ca pèse des tonnes une vie de secrets, de non-dits. Mais je ne le ferai pas. Aurélie, ma fille serait perturbée, ça compromettrait son début de carrière.
Ah Aurélie, j’ai voulu en l’appelant ainsi en faire un second Moi. Comme j’ai été contente quand j’ai gagné son CDI. Elle est resplendissante, ma fille. Elle va monter encore plus haut, Mademoiselle Aurélie Baron, pas comme sa sœur, une fainéante, elle.
J’ai tenu quarante cinq ans dans cette arène, j’ai été protégée, crainte, redoutée même et peu importe qu’il m’ait été demandé d’abréger ma carrière. La compensation a été le CDI d’Aurélie. J’ai été intransigeante.
J’observe Nicole. Fais-moi un petit sourire, Nicole. La charrette va passer pour toi en début d’année prochaine et tu ne le sais pas encore.

 Guy V. 



 Amélie
Discrètement Jeanne essuie une larme au coin de ses yeux.
 Lundi Amélie ne sera plus là. Elle le savait depuis longtemps mais maintenant comme ils disent "C'est factuel".
« Qu'est-ce que je vais faire ? Avec qui je vais prendre mon café lundi ? »
Elle se rappelle son premier jour dans la boîte.
Elle avait été parachutée dans le même bureau qu'Amélie.
A midi, elle savait juste qu'Amélie était célibataire alors que cette dernière connaissait maintenant tout de sa vie à elle.
Leur bureau ne désemplissait jamais. Il y avait toujours quelqu'un pour demander un conseil sur tout et n'importe quoi.
Amélie rendait service à tout le monde : Baby sitter, taxi, agent immobilier...
Amélie faisait tous les métiers. SOS Amélie j'écoute...
Elle était même parfois comme elle le disait elle-même "donneuse de coup de pied au derrière", pas pour vous punir, non, pour vous pousser à vous rebeller et à réclamer ce à quoi vous aviez droit.
Amélie, c'était notre soupape à tous.
Qu'est-ce qu'on va faire ?

Bon ça y est, le discours est fait.
"Vous nous donnerez de vos nouvelles n'est-ce pas?".
 "Si vous pouviez nous oublier" aurait-il préféré dire.
Ah cette Amélie, quelle plaie! Quelle sangsue! Elle ne lâchait rien.
Il n'avait jamais compris pourquoi elle n'avait pas pris la tête du syndicat.
Des bruits avaient couru comme quoi ils avaient essayé plusieurs fois de la faire venir dans leur rang.
"Pas d'étiquettes sur mon dos" répondait-elle.
Pourtant elle aurait été une belle recrue parce que Amélie quand elle prenait quelqu'un sous son aile, elle ne l'abandonnait pas et se battait avec lui jusqu'au bout....
Il en savait quelque chose et pas seulement dans le cadre du boulot. Il avait entendu dire qu'elle mettait son grain de sel jusque dans leur vie privée : Trouver un logement, une nounou... Encore ça, ça ne le gênait pas. Elle pouvait aller les border dans leur lit si ça lui faisait plaisir  mais quand elle faisait le siège de son bureau parce qu'elle ne comprenait pas pourquoi un tel ou une  telle n'avait pas eu la même prime que ses camarades, ça le mettait dans une rage folle.
Lundi on va pouvoir respirer...
Ce n'est pas une grosse perte pour la boîte!

Mais oui, tu vas en avoir de mes nouvelles mon grand.
Pas directement non, t'attends pas à recevoir une carte postale de mes vacances.
"Merci, merci à tous. Oui bien sûr, je vous donnerai de mes nouvelles mais vous aussi, donnez-m’en des vôtres. Vous avez d'ailleurs tous mon numéro de téléphone ? "
Est-ce que c'est vraiment une bonne idée ça qu'ils aient tous mon numéro de téléphone?
La plus paumée, c'est Jeanne. Il faut absolument qu'elle s'affirme celle-là. A son âge, elle aurait dû prendre son envol depuis longtemps.
Peut-être l'ai-je trop maternée ?
Ah ! Ah ! Ah ! Psy ! Psy ! Psy ! J'entends ma mère : " Amélie occupe-toi un peu de toi ! Amélie les autres peuvent et doivent se débrouiller sans toi. Amélie, tu vas finir toute seule sans amis ! "
Et donc qu’en est-il aujourd'hui, à l’aube de ma retraite, suis-je toute seule ?
Tous autant qu'ils sont là, quand je ne serai plus présente physiquement à côté d'eux...
Sont-ils des amis ?
 
Bernadette B.



Elle était heureuse, Claudette, d'avoir été invitée au "pot de départ" d'Amélie. Serveuse au restaurant d'entreprise, elle ne pensait pas qu'elle allait se retrouver là aux côtés des "cadres"  de cette multinationale renommée. Il est vrai qu'Amélie était la seule personne à lui accorder un peu d'attention, alors que les autres...  Leur indifférence lui montrait bien qu'elle n'était pas du même "Monde". Leurs relations se limitant aux seuls mots brefs et péremptoires "poisson, plus de riz, ...". Pas un regard. Amélie, elle, souriait et ses yeux en amande disparaissaient sous un simple trait  de longs cils bruns, disait "merci" quand elle prenait l'assiette tendue au-dessus des étagères en plexiglas. Comme Amélie n'aimait pas la viande, elle augmentait naturellement la portion de légumes, de riz ou de pâtes, ce qui  lui avait  valu une réflexion du chef de cuisine à laquelle Claudette avait porté peu d'attention, elle serait un peu plus discrète voilà tout. Elle avait tant besoin de ce qu'elle vivait comme une complicité entre elles. Seules deux petites minutes quotidiennes, tout au plus, et cela suffisait à rendre plus supportable son temps de service. Amélie allait partir et cela l'attristait. Elle n'avait rien mis dans  l'enveloppe, préférant un cadeau plus personnel: un petit sac de jute brodé de ses mains dans lequel elle avait glissé de la verveine séchée de son jardin. Claudette avait bien remarqué qu'Amélie ne supportait pas le café, préférant une tisane à la fin de son repas.

Pour Patrick G., c'était autre chose, depuis longtemps il souhaitait le départ d'Amélie. Pouvait-il enfin accéder à ce poste de direction des relations internationales qu'elle lui avait ravi il y a maintenant dix ans? Peu de différence d'âge, mêmes diplômes, expérience similaire, rien n'expliquait professionnellement les raisons de ce  choix.  Certes elle parlait le chinois, mais c'est facile quand on a une mère née à Canton... Puis, Patrick maîtrisait parfaitement l'anglais, langue d'échange imposée dans l'entreprise, alors qu'Amélie  gardait ce petit accent nasal, un peu rauque. Tout ce temps, il a ressenti au fond de lui cette part d'amertume qu'il refusait de reconnaître comme de la jalousie. Serait-il macho? Amélie l'agaçait. Elle perdait trop de temps à demander l'avis des uns et des autres avant de faire "le choix stratégique". Etre "chef", c'est justement décider seul, non? Elle l'énervait aussi par sa disponibilité professionnelle, ne comptant pas ses heures. Lui en revanche, depuis son divorce, devait respecter les temps de garde de son petit Paul, au risque de perdre cette décision du juge en sa faveur, si difficilement obtenue. Amélie restait un mystère pour lui, c'était également l'avis des autres collaborateurs avec lesquels il avait osé en discuter.  Aimable, sûre d'elle-même, rien ne semblait l'affecter. Elle savait poser la bonne question pour que les autres se racontent, mais d'elle, elle ne disait rien. Pour le cadeau, elle avait demandé de l'argent ce qui avait choqué Patrick G. Seule avec son salaire de cadre supérieur, elle avait dû en mettre de côté!... Alors, dans l'enveloppe, il avait glissé un simple billet de cinq euros. Sur la carte, bien sûr, il disait combien il avait aimé travailler avec elle. Et ce n'était pas tout à fait faux.

Amélie
J'écoute sans grande attention le discours élogieux, en anglais, du PDG tripotant nerveusement une grande enveloppe. Je me demande ce que peut bien comprendre Claudette appuyée contre le mur tout au fond de la salle. Je l'ai bien aimée Claudette. Je l'ai même enviée. Quand la charge était trop lourde, je m'imaginais vivre simplement sans responsabilité professionnelle, mais mon ambition reprenait vite la place de ces doutes passagers. Chaque jour, Claudette m'offrait son sourire et un souffle d'humanité, de simplicité allégeant le poids de ma solitude. Mes relations étaient plus complexes avec Patrick G.; il me sourit,  immobile au premier rang, près du "bon Dieu"!...  J'ai résisté plus d'une fois à lui dire ce que je pensais de sa fausse cordialité, de ses regards d'envie masqués par trop de gestes de sympathie appuyés. L'idée d'un conflit  m'est insupportable, alors j'ai tempéré avec le risque fréquent de ces brûlures d'estomac soignées par un simple grand verre de lait froid, vieille recette de ma grand-mère, Fang Yin. "Ne rien laisser paraître de ce qui brûle à l'intérieur," me disait-elle. Et je me suis un peu oubliée.  Toutes ces années passées, ici, avec  le masque de la femme épanouie, équilibrée et  la sensation cachée d'être la fausse note d'une partition bien réglée.  Allez, Amélie, jette ces regrets, pense au  sourire de Khin Khin enveloppée dans son pashmina couleur orange feu. Khin Khin  dont tu es la marraine. Six ans que tu attends ce moment. Les applaudissements me sortent de ma rêverie. Une dernière fois, faire semblant. Remercier.  Dans ma poche un billet d'avion pour Rangoun.
 
Michèle M. 






Olivier Dion grimace et clique excessivement des yeux. Non, il n’espère pas la revoir au pot de fin d’année. Cette vieille demoiselle lui a mis des bâtons dans les roues depuis qu’il est arrivé. Elle est forcément aigrie, elle n’aime pas les jeunes, elle ne veut pas leur donner une chance.
Il se souvient de la réimplantation de son rayon. « Non, Monsieur Dion, dans un grand magasin, on ne met pas de grosses pancartes partout ! … Et les corners surchargés, c’est bien, un peu, mais si c’est pour ressembler à un hyper, vous n’avez rien compris ! »
« Monsieur Dion, rappelez-vous, nous vendons du rêve, du haut de gamme, et surtout du conseil. »
Comme s’il était bête ! Il se voyait chef de département en un an et pensait compléter son C.V. par d’autres postes plus prestigieux chez la concurrence. Mais, il ne pouvait partir sans sa promotion en poche, et c’est elle qui faisait que trois ans plus tard, il était encore là, à écouter ce fichu discours. « Mlle Baron a donné sa vie à ton travail », il parait… Tu parles ! C’est une petite chef ! Son plaisir, c’est de tout contrôler, de tout régenter. Elle ne doit pas s’éclater beaucoup, voilà pourquoi ! Il aurait dû se la mettre dans la poche au début, au lieu de penser que cette vieille croute ne pourrait être un obstacle sur sa lancée irrésistible. Il avait commis l’erreur de ne pas mesurer son pouvoir, ni son œil perçant. Car c’est vrai, il n’avait pas pris la peine de se poser toutes les questions qu’elle répétait souvent. Mais bon, le commerce, c’est le chiffre, les résultats, elle ne pouvait pas nier ça. Quoi qu’elle ait pu dire, il était bon et efficace, il le savait, il en était sûr.
Olivier se détend enfin à l’idée de ne plus la voir. « C’est ça, au revoir, bon vent, du balai,  ne pollue plus mon espace, disparais de la galaxie !.... », savoure-t-il en avalant goulument l’excellent champagne que Mlle Baron leur a servi. « Pas assez frais, maugrée-t-il pour lui-même, et ça croit tout savoir sur tout !... »


     Chantal a les larmes aux yeux. Ce n’est parce qu’elle aura probablement droit au même discours l’année prochaine, mais c’est parce que le départ d’Amélie l’ampute d’un parcours commun qui semblait devoir toujours durer. Elles sont arrivées aux Nouvelles Galeries la même année. Elles en ont vu passer des directeurs, entendu des adieux à des personnes vite perdues de vue.
Amélie part mais c’était un pilier du magasin.
Elles ont beau avoir commencé toutes les deux comme vendeuses, Amélie est vite devenue chef de file. Il faut dire qu’elle vivait pour son travail : toujours disponible, en avance, jamais prête à partir, cherchant comment devenir encore plus performante. Chantal enviait parfois sa disponibilité, son choix de ne pas avoir fondé de famille, sa liberté, en fin de compte. Elle n’avait à se préoccuper que des mises en avant commerciales, des réassorts, des commandes spéciales des clients, des façons de se faire remarquer par la hiérarchie, de sa carrière, de l’appartement plus grand qu’elle pourrait acheter, des accessoires de marque qu’elle pouvait s’offrir tout en restant raisonnable. Pas de fièvre et de première dent qui l’avaient empêchée dormir, pas de convocation à l’école parce que son aîné avait cassé la dent d’un camarade, pas de devoirs à faire faire ni d’angoisse à avoir au sujet de l’évolution de ses enfants. Mais Chantal n’en ressent pas d’amertume. Quand Amélie avait été promue chef de département, elle était restée son amie, lui avait tendu la perche quand une place de démonstratrice avec une guelte vraiment intéressante s’était libérée. C’était vraiment un coup de pouce en or : à la lingerie, des articles prévendus, peu de manutention, de confortables revenus assurés,… le genre de place convoitée par toutes les vendeuses. Avec les années, Chantal avait même eu une assistante et pu continuer à développer considérablement le chiffre d’affaires. Dans le même temps, Amélie ne quittait plus le magasin que pour aller dormir ou rendre sporadiquement visite à son filleul, le deuxième fils de Chantal. Ses efforts l’avaient propulsée au poste de sous-directrice « mode », et malgré ses responsabilités, elle gardait toujours un mot gentil pour son amie, comme pour tout le personnel, d’ailleurs. En y pensant, Chantal ne retient plus ses larmes et applaudit de plus belle à la fin du discours, toute noyée sous le torrent de ses émotions. C’est vrai, on ne pouvait vraiment pas accuser Amélie d’avoir eu la grosse tête, c’était une belle personne, droite, juste, un exemple pour les autres. Par contre, si quelque chose n’était pas fait comme prévu, elle pouvait entrer dans une grande colère et rappeler à tous que les Nouvelles Galeries les faisaient vivre et qu’ils étaient ensemble sur ce même bateau, solidairement responsables de son devenir. Les défauts de ses qualités, perfectionniste, intransigeante, voire psychorigide.
Chantal sait qu’on a fait pression sur son amie de toujours pour prendre sa retraite, et qu’elle se sentait d’attaque pour quelques années supplémentaires,  que partir représente à ses yeux un véritable déchirement. Elle se demande comment Amélie va remplir ses journées, après ça, et s’inquiète aussi pour elle-même, de ne plus se sentir portée par la protection chaleureuse qui lui a permis de venir travailler le cœur assez léger toutes ces années. C’est la fin d’une époque, le temps est passé vite, déjà… Chantal sent ses joues chaudes et humides qui commencent à picoter sous le sel des larmes. Ce n’est pas possible d’être aussi émotive, Amélie garde une expression impeccable, elle ! Admirable, si forte, si parfaite.


    Je ne sais pas si je reviendrai. Ça risque d’être trop dur.
« Mlle Baron… » Qu’est-ce que je l’ai entendu ce nom ! Rien que pour ça, parfois, j’aurais préféré être mariée. Devant les clients, quand on m’appelait pour régler un litige. On leur disait qu’on allait chercher « Mademoiselle Baron »  et ils faisaient parfois une drôle de tête quand ils me voyaient apparaître, toute petite, avec mes cheveux blancs…
Mais bon, me marier, j’ai bien failli… Mon premier patron, un marchand de chaussures lyonnais, un gentil, mais  qui avait eu comme tort de ne pas me laisser le temps d’en avoir envie. Alors forcément, je n’avais pas le choix : partir, fuir… Que faire d’autre quand on vous aime tellement que vous avez l’impression que l’on se trompe sur votre compte ?
Et puis il y a eu cette place au rayon maroquinerie des Nouvelles Galeries de Bordeaux, et là, l’envie était venue. C’est sûr, j’étais  faite pour ça, enfin utile, excellente même, et entourée d’une grande famille, aussi. Même les vacances, chez Nanou et mes neveux, devenaient de plus en plus longues et inintéressantes. Seul le travail m’inspirait des espoirs, stimulait mon énergie, c’était comme si j’avais eu à décortiquer un casse-tête géant et que tous mes efforts servaient un but unique et passionnant, je ne perdais pas le fil, jamais je ne me suis ennuyée, c’est une chance, je crois. J’ai eu des collègues fantastiques. Chantal, d’abord, la si gentille Chantal, toujours prête à rendre service, toujours aimable, une vraie mère poule ! Ses enfants sont un peu ceux que je n’ai pas eus, surtout mon adorable filleul, qu’est-ce que je l’aime celui-là ! Et déjà à l’université, que le temps passe vite !
Oh, quelle tête il a ce Monsieur Dion ! Qu’il gagnerait à être plus modeste, celui-là, il a tellement de qualités, c’est dommage ! Il en veut, il est courageux, mais il faut qu’il apprenne à écouter, et surtout à respecter les autres. Ces petits jeunes, c’est vrai, ils ont de bonnes idées, mais ils ne savent pas apprendre de l’expérience, ils arrivent comme des bulldozers et un jour, ils retrouveront à petits pas ce qu’on aurait pu leur transmettre !
En tout cas, celui-là, il a pris pour les autres. Et pourtant, je crois que c’est mon préféré. Je sais que maintenant, il est prêt, et il ira loin. Mais je suis sûre qu’il me déteste. C’est bête. Il ne sait même pas que je l’aime bien. Je lui écrirai peut-être un mot, quand il sera promu, ça m’embête qu’il croie que j’étais contre lui. Enfin on verra, tout ça n’a plus d’importance, maintenant.
Que vais-je faire de mon temps ?
Je sais qu’il faut que je reste active. Mais je ne veux pas devenir la mamie qui fait lire les petits ou sert des goûters ou des conseils réconfortants. J’ai besoin d’essayer autre chose. Cette retraite, ce n’est pas une fin de vie, c’est plutôt un divorce. On se sépare, ça fait mal, mais on se reconstruit. On vit ailleurs, autrement.
Je vais commencer par chercher qui embauche des séniors. Je me souviens du grand-père d’Hugo. Sa sœur m’avait dit qu’il avait un petit emploi chez Disney : il se déguise en cow-boy et ramasse quelques papiers et mégots, mais sa principale fonction est de contribuer au décor dépaysant et d’amuser les enfants. Il parait que ça lui plait, pour un ex-militaire, c’est une sacrée reconversion. En tout cas, ça veut dire que moi aussi, je peux peut-être avoir d’autres vies. Je me demande, c’est tellement insensé de croire que non seulement il n’est pas l’heure de fermer les volets, mais que c’est peut-être seulement maintenant que je vais pouvoir ouvrir les fenêtres, la porte, et aller voir…
Amy T. 


  

Garance écoute le discours de Madame Irène d’une oreille distraite. Elle regarde Amélie à la dérobée. Elle détonne Amélie, toute habillée, chapeau de guingois sur la tête, manteau boutonné, au milieu du grand salon, au milieu d’elles toutes, en chemise de jour serrée dans le corset, épaules nues et gorge pigeonnante. Elle lui semble soudain bien jolie, l’Amélie, presque une dame, avec ses cheveux relevés et sa voilette qui adoucit ses yeux cernés et trop fardés. Elle détourne son regard. Elle se dit qu’elle, il lui faudra encore du temps pour racheter ses dettes. Amélie en a de la chance d’avoir eu comme client régulier le Baron de R., c’est grâce à lui qu’elle peut prendre sa retraite à vingt-deux ans. Vingt-deux ans, ce n'est pas si jeune pour la maison, mais elle est encore jolie, l’Amélie, pas flétrie et grasse comme une caille. Garance sent l’émotion la gagner et sa lèvre inférieure se met à trembler. Ne pas pleurer. «… Merci à vous, pour la sollicitude compréhensive que vous avez eue pour Mademoiselle Baron… ». Garance trouve ridicule l’habitude qu’a Madame Irène d’appeler Amélie Mademoiselle Baron. Est-ce que le fait de monter tous les jeudis avec un baron vous donne un peu de noblesse ? Elle, le jeudi, c’est un militaire qui la demande au petit salon rouge ; est-ce qu’on l’appelle Mademoiselle Colonel ? Ridicule, ricane-t-elle.



Il la trouve encore bien jolie, la petite Amélie. Bien sûr, elle a servi, et à d’autres que lui, mais elle a gardé toute la fraîcheur de l’adolescence, malgré son âge. Son air boudeur, ses cuisses duveteuses,  sa croupe rebondie le rendent fou. Il n’écoute plus Madame Irène, qui pérore toujours, se donne des airs, et le flatte avec cette vulgarité de tenancière qui l’amuse : « … Je dépose ainsi à vos pieds, Monsieur le Baron, cher ami, n’est-ce pas, ma gratitude émue… ». Il sourit poliment. Patience, c’est la dernière soirée d’Amélie dans ce claque, ensuite il l’installera en ville, rien que pour son usage, se dit-il. Bien sûr, il reviendra le jeudi à La lanterne rouge, la petite Garance lui plaît bien avec sa frimousse insolente et ses manières coquines, mais pour l’heure il convoite Amélie qu’il trouve diablement émoustillante dans son manteau de laine gris souris, au milieu de toutes ces filles déshabillées !


« … Amélie, ma fille, tu as mérité une retraite heureuse… ». Plus sa fille,elle a pas compris ! Madame Irène, elle fait la généreuse ce soir, c’est pas pour moi, c’est pour mon baron. Elle veut l’impressionner, l’amadouer, pour qu’il continue à venir, mais non, ça prendra pas, j’y veillerai. Pourquoi il regarde Garance ? Garance, elle devrait pas boire autant, ni manger toutes ces douceurs, ça gâte la chair, qu’il dit, mon baron. Et puis se goinfrer, ça fait pas distingué. J’aurais pas dû mettre le bibi à voilette, ça gratte et il fait trop chaud, plus l’habitude d’être habillée. Tu parles que je reviendrai ! Elle rêve ! Je suis plus comme vous, plus du tout ; il va m’installer dans un petit nid douillet, avec des tentures partout, en peluche rose et dorée, un truc distingué, quoi. Et il va raquer s’il veut m’avoir rien que pour lui. Garance, elle dit qu’il m’épousera pas, qu’il a déjà une bourgeoise. Elle dit ça parce qu’elle est jalouse. Bien sûr qu'il m'épousera, il m'aime. J’ai trop serré mon corset, ça me gratte. Bon, on s’en va ?

Françoise R.
 

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