mardi 24 mars 2015

Dimanche 22 mars 2015

Deuxième causerie dominicale dont l’intitulé « Écrire le monde » ouvrait tant de possibles et sonnait si abscons que Françoise n’en dormit point pendant des nuits et s’interrogea à moult reprises entre deux émissions de Radio Suisse Romande : mais de quoi va-t-il donc nous causer ? Sans être justifiée son inquiétude n’en était pas moins compréhensible, car cette question nourrit chez moi une réflexion inaboutie, car en constante évolution, que j’ai souhaité partager lors de cette causerie bien que la sachant difficilement formulable.
J’aurais pu citer Edouard Glissant en préambule : « Écrire c’est dire le monde », et discourir à ce sujet, mais ce n’était pas mon propos. J’aurais pu parler de ce regain d’intérêt que manifestent nombre de romanciers contemporains à l’égard des affaires du monde, mais ce n’était pas là non plus mon propos. J’ai préféré m’appuyer sur Georges Perec et son intérêt pour un « infra-ordinaire » négligé ; aller plus loin avec Peter Handke et son expérience relatée dans Le poids du monde, qui consistait à « réagir par la langue » à tout ce qui lui arrivait jusqu’à se rendre compte que cette langue devenait, le temps de l’écriture, vivante et communicable ; enfin citer le poète Bernard Noël qui dit que « l’écriture de notation saisit le monde tel celui qui écrit le perçoit » ajoutant que « la vue n’est pas un constat mais une lecture ». Car c’est précisément à ce dernier terme que je voulais arriver : lecture. Oui, lire le monde pour l’écrire. Et opter pour une écriture de notation (fragments, instantanées, courtes scènes) à la portée de tous - plutôt que pour le récit ou le roman réservé à certains - afin d’écrire le monde qui nous entoure et tenter par là de le décrypter, de le nommer et d’en faire affleurer sens et poésie. La démarche d’Annie Ernaux dans Journal du dehors et La vie extérieure (Annie Ernaux qui dit « mettre en mots le monde ») ne pouvait que retenir mon attention et je m’y suis attardé en l’illustrant de plusieurs extraits.
Écrire le monde qui nous entoure, dans son ordinaire et sa banalité, c’est aiguiser son regard en apprenant à voir ce qu’on ne voit pas ou plus, c’est donner existence au fugace qui nous traverse, c’est découvrir du sens et de la poésie là où on ne s’attendait pas à en trouver, c’est enfin mieux se comprendre dans son propre rapport au monde. Quand Annie Ernaux se demande ce qui la pousse à noter « les gestes, les attitudes, les paroles de gens » qu’elle rencontre dans le RER, elle en vient à conclure que peut-être qu’elle cherche « quelque chose sur elle à travers eux ». Ainsi l’enjeu d’écrire le monde réside-t-il aussi dans la réflexion qu’il induit sur ce que nous sommes et où nous nous situons sur la vaste scène de ce monde que Shakespeare comparait à un théâtre.
Pour clore cette causerie, j’ai voulu parler d’une expérience d’écriture du monde qui avait été mienne il y a dix ans et procédait d’une tout autre démarche, à savoir utiliser les faits d’actualité (conflits, catastrophes naturels, faits divers, etc.) comme matériau premier de textes se voulant de facture poétique, c’est-à-dire, écrits dans une langue travaillée et souvent percutante. Cela a donné le recueil Que fait-on du monde ? qui sera bientôt réédité dans une version revue et augmentée. Pour faire plaisir à Françoise qui aime beaucoup James Joyce, mais aussi parce qu’aujourd’hui était jour d’élections, j’ai lu le court texte intitulé Saint-Pétersbourg, lequel se clôt sur cette citation tirée de « Ulysse » : L’Histoire, Madame, est un cauchemar dont je ne parviens pas à m’éveiller.



Pendant ce temps, c’était printemps froid dehors et dedans : on votait pour un parti qui prône la méfiance de l’autre et le repli sur soi, mais on en reviendrait, Madame, je vous l’assure, car cette voie-là est sans issue, l’Histoire l’a prouvé et même si cauchemar, on finit toujours par s’en éveiller. 


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